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La gagnante du concours de critique littéraire

Satu a gagné le concours de critiques littéraires

Bravo à Satu Annala, étudiante à l’université de Helsinki, pour sa critique consacrée au livre de Christine Angot, Voyage dans l’Est! Satu a gagné le concours de critiques littéraires organisé par l’Institut français de Finlande, dans le cadre du Choix Goncourt, pour lequel Satu était juré!

Elle a donc gagné un voyage littéraire à Paris, cet automne, organisé par l’Institut français!

Voici la critique écrite par Satu Annala: 

Un voyage dans l’inceste

Satu Annala le 10 avril 2022

Est-ce possible de faire de la littérature à partir de son expérience personnelle en tant que victime d’inceste ? C’est la question que l’on se pose, face à un témoignage personnel de ce genre. Le Voyage dans l’Est de Christine Angot invite de toute façon le lecteur dans l’intimité d’un crime intra-familial. La vérité qui s’y déploie est scandaleuse et on y est engagé contre son gré. Angot traite un sujet tabou avec une transparence étonnante, en abordant, de façon directe, les enjeux essentiels : quels étaient ses moyens de faire face à cette réalité quand elle était adolescente ? Pourquoi l’entourage n’est-il pas intervenu ? Inspiré d’une tragédie personnelle, ce roman ne suscite pas l’empathie de son lecteur et peut provoquer un état de sidération.

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Christine Angot, Le Voyage dans l’Est. Flammarion, 224 p., 19,50 €

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Le Voyage dans l’Est de Christine Angot s’ouvre sur le souvenir d’un rendez-vous, entre père et fille, dans un hôtel. Il y a une connotation sexuelle dès le début qui met le lecteur mal à l’aise. Il s’attend au pire, même s’il espère encore l’éviter.

La jeune Christine est une enfant illégitime qui a grandi sans père, jusqu’à l’âge de 13 ans. La première rencontre avec celui-ci se termine par un baiser sur la bouche. La fille comprend qu’il s’agit d’inceste, mais, à 13 ans, face au charisme et la séduction d’un intellectuel brillant, elle n’est pas en mesure d’empêcher la suite des événements qui s’avèrent désastreux. Le Voyage dans l’Est se fonde sur l’histoire personnelle de Christine Angot qui fait de son expérience la matière même de son texte. Le roman donne corps à cette anormalité que l’on appelle inceste : une violence qui contraint, qui empêche, avec laquelle il faut quand même, vaille que vaille, construire sa vie.

L’œuvre d’Angot est fortement marquée par ce sujet destructeur, inséparable de la personne de l’écrivaine. Lorsqu’il s’agit du traitement d’un sujet ardu personnel, Christine Angot suit les traces d’Annie Ernaux : il n’est pas possible d’en parler directement dès la première tentative. Dans L’inceste, un texte violent publié en 1999, Angot aborde, pour la première fois, sa « structure mentale incestueuse ». L’Inceste est un roman fictif qui tourne autour d’une relation homosexuelle de la narratrice : le « vrai » sujet de l’inceste se trouve entre les lignes. De façon similaire, Les Armoires vides d’Annie Ernaux est un texte fictif qui « gâche » dans une mise en scène romanesque un sujet tabou personnel : son avortement clandestin. En 2000, Ernaux publie L’Événement : une description factuelle de son avortement sous la forme d’un récit autobiographique. Le parcours de Christine Angot suit ce même chemin. Ainsi, Le Voyage dans l’Est traite, encore une fois, de l’inceste, sujet fondateur de son identité. Cette fois-ci, renonçant à la mise en scène, Angot décrit, avec une clarté saisissante, comment se construit une relation incestueuse. La parataxe est minimale et le style du roman est factuel : il y a ainsi une ressemblance avec ce qu’Annie Ernaux, dans La Place, appelle « l’écriture plate ». Quoi qu’il en soit, la simplicité conduit à l’efficacité. Les faits sont parlants, et dans Le Voyage dans l’Est, Angot a su laisser parler ces faits.

Pourquoi revenir, encore une fois, à ce sujet dont elle ne cesse de parler depuis 20 ans ? Aujourd’hui, nous vivons dans un monde qui permet de s’exprimer directement sur des sujets tabous tels que l’inceste. Quand Angot a évoqué son inceste dans ses textes la première fois, l’époque n’était pas encore propice pour ce genre de révélations. Avant le mouvement #metoo ou #balancetonporc, avec un public qui était moins compatissant, la dénonciatrice était souvent stigmatisée. Dans le cas d’Angot, une partie de ses lecteurs d’il y a vingt ans a considéré que son histoire sur l’inceste était une affabulation ; en tout cas c’est ce qu’elle dit avoir ressenti. Or, aujourd’hui, il y a un lectorat avide pour ces histoires personnelles sur des sujets tabous, énoncés dans un esprit de vérité dont les unes sont plus littéraires que les autres. Dans le genre autobiographique, il y a des textes très récents comme Le Consentement de Vanessa Springora, sur la pédophilie, ou La familia grande de Camille Kouchner, sur l’inceste de son frère qui témoignent de cette tendance. En fait, on peut remarquer que dans ces deux textes, comme dans Le Voyage dans l’Est, l’abuseur est un homme important, quelqu’un avec un certain statut social. La parole s’est libérée. Il n’est donc pas difficile de prévoir que nous verrons plus de témoignages de ce genre dans les années à venir. Cependant, la valeur littéraire de ces témoignages n’est pas toujours évidente.

On sait comment ça se passe ou on croit le savoir. Pourtant, la rhétorique de l’inceste ne manque pas de choquer. Le Voyage dans l’Est est un roman qui énonce bien clairement les enjeux de ce rapport parent/enfant anormal. Le père d’Angot semble sincèrement convaincu que sa fille ne risque rien en ayant une relation sexuelle avec un homme comme lui puisqu’il l’aime. Il ne montre aucune culpabilité ni aucune honte. Au contraire, il normalise et il justifie ses actes, pensant même que sa fille devrait se sentir privilégiée : « Tu devrais écrire sur ce que tu as vécu avec moi… […] C’est une expérience que tout le monde ne vit pas. » Pour le lecteur, ces dialogues de l’inceste entre le prédateur et sa proie sont glaçants. On assiste aux scènes de crime. On devient témoin oculaire.

L’écriture factuelle d’Angot n’induit pas de compassion ou de complicité avec le lecteur. Ceci distingue Le Voyage dans L’Est, par exemple, du Consentement de Springora ou de La familia grande de Kouchner où les émotions de la victime ou de l’enfant-narratrice sont visibles. Chez Angot, tout est factuel. Une semaine de vacances dans une maison près de Grenoble. Le père demande à sa fille de lui apporter une clémentine dont il pose des quartiers sur son sexe en érection pour qu’elle les prenne avec sa bouche. La force de l’écriture réside dans la façon directe d’aborder les faits. Dans L’Inceste, paru il y a plus de 20 ans, la narratrice, dans une crise de rage, maudit le goût des clémentines. Un souvenir profond que l’on garde, en soi, de son père. Un goût qui ne peut pas être oublié. Un dégoût surtout.

On se demande aussi pourquoi les gens qui savaient n’ont rien fait pour que l’inceste s’arrête. Notamment, l’impuissance de l’entourage, face à ce père charismatique, est frappante. Cette même impuissance, devant un beau-père bien-aimé, plein d’esprit, est aussi l’un des thèmes principaux de La familia grande de Camille Kouchner. L’inceste pourrit graduellement toutes les relations de la famille concernée. En plus d’une victime primaire, il y en aura de nombreuses autres, rongées par la culpabilité ; à l’intérieur de celles qui savent mais choisissent de se taire, une hydre se nourrit de la tragédie. Bien évidemment, il est plus facile de fermer les yeux que de s’opposer à un chef du clan, afin de questionner les limites de son pouvoir paternel. À 28 ans, Christine est mariée à Claude qui est au courant de l’histoire d’inceste : une femme adulte qui, malgré tout, espère encore avoir une relation normale avec son père. Pourtant, la visite de celui-ci se résume en des grincements du lit qui incarnent toute la complexité de ce dont il est question dans cet abus sexuel intrafamilial : « Pourquoi tu n’es pas monté si tu as entendu ? ». Il est donc question d’un acte criminel qui semble si facilement échapper à tout contrôle sociétal. Ceux qui subissent cette anomalie ou en témoignent préfèrent garder le silence. Néanmoins, ceci, précisément, est la raison pour laquelle ces témoignages sur des sujets tabous sont importants.

Revenons donc enfin à la question initiale, celle de savoir quelle est la différence entre un témoignage « banal » et un témoignage littéraire. Nous devons à Annie Ernaux la création de cette écriture plate ou factuelle, qui consiste à renoncer à la mise en scène, dans le traitement d’un sujet tabou intime. Précisément, pour des histoires vraies sur les traumatismes personnels, tels que l’inceste, la scénographique la plus efficace est souvent déjà là, dans les faits eux-mêmes. « L’écriture comme un couteau » peut s’avérer un instrument percutant et Christine Angot s’en est servi magistralement. Le Voyage dans l’Est n’est donc pas seulement un témoignage courageux sur un sujet important mais surtout un roman factuel dont la finesse est le travail sur la langue : un minimalisme maitrisé. L’effet d’abasourdissement que produit ce roman chez son lecteur est fort et peut durer longtemps. En tout état de cause, ce voyage dans l’inceste se révèle un voyage littéraire, en première classe.