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Des chaussettes dans des sandales

Retrouvez le second blog de voyage de Stephan Weitzel !

L’attente, cette fichue attente ! Mais à présent, tout s’était envolé. La nuit lui était restée gravée dans le corps, le matelas dur, tout le vacarme du bateau, l’air froid dans la cabine. Elle était sur le point de se réveiller complètement et, appuyée contre le bastingage, elle voyait la ville briller dans la brume matinale qui se détachait avec clarté. Il y avait beaucoup de blanc, de blanc, il y en avait beaucoup. Enfin chez elle, enfin à nouveau chez elle. Là, sa ville, elle n’avait appris à aimer cette ville que tardivement, il y a bientôt un quart de siècle. Elle, elle toute seule, qui était venue de là-bas, comme ça. Si facilement. Elle était partie, avait dit aux siens : adieu, je m’en vais, tak-tak pour tout. C’était quand maman était morte, il y a si longtemps, si longtemps. Plus rien ne la retenait alors, ni le mariage brisé, ni les enfants insolents. Pourquoi devait-elle attendre ? C’est maintenant, s’était-elle dit. Et puis elle avait vendu tout ce qui restait, elle avait collé des annonces dans le quartier. C’est ce qu’elle avait toujours fait. Elle n’avait pas compté sur ce pianotage d’un nouveau genre, où elle ne touchait à rien, où elle ne pouvait même pas prendre un stylo pour noter rapidement quelque chose. Qui aurait pu l’aider en plus ? Pour finir, le passage à la caisse d’assurance maladie, elle s’était désinscrite, s’était faite réinscrire, oui, c’est probablement comme ça que ça s’était passé, elle s’en souvenait à peine, à quoi bon s’encombrer la tête avec du savoir inutile.

  La nuit d’aujourd’hui, qui la ramenait, avait commencé au Port Viking, c’est ainsi qu’elle l’appelait quand elle s’y référait, là où aucun autre bateau n’appareillait. Fatiguée, voilà tout, elle avait simplement été fatiguée, les habits noirs dans la petite valise à roulettes, les actes notariés dans le sac à main. Dans l’air, l’odeur d’algues et de pétrole. Elle était restée longtemps ainsi, assise sur le canapé rond de la salle d’attente. Pleine de gens. Ceux qui ne bavardaient pas, qui ne s’occupaient pas d’une progéniture hurlante, regardaient des écrans et tapotaient dessus, faisaient parfois la grimace, avaient le regard fixe la plupart du temps. Aucun d’entre eux ne la voyait. Personne ne la regardait. Elle avait défait son chignon, cela lui donnait un air plus jeune. Elle voulait voyager légère, ne plus être enfermée, après l’enterrement, dans ces tristes morceaux de tissu. Elle avait troqué ses chaussures noires vernies contre des sandalettes blanches. Elle baissa les yeux sur ses pieds en y pensant, souleva légèrement les orteils, posa le talon droit sur le sol à pastilles et balança le pied sur le côté. Les chaussettes brunes, c’étaient peut-être les chaussettes, mais sinon, eh bien, sinon… Les jambes gonflées, un peu plus de graisse s’était sans doute ajoutée avec les années. Mais au moins, elles étaient brunes, pas comme les chaussettes, mais bronzées justement, et de veinules : nulle trace. Le vent qui soufflait ici lui faisait du bien. Elle prit son sac. Du similicuir beige. Moderne à l’époque. L’enveloppe était encore là. Tout noir sur blanc. Le notaire lui avait fait le compte de ce à quoi elle pouvait s’attendre. Le transfert, non, malheureusement, il ne serait pas plus rapide que son retour en ferry. Mais après le jour férié, certainement, elle devrait pouvoir vérifier la réception de l’argent. Le notaire, un ancien élève de Sanne. La bonne âme l’avait chargé de tout, des années auparavant. Il l’avait prouvé, le lui avait dit lorsqu’ils s’étaient rencontrés la deuxième fois, après le cimetière, dans l’étude. Il avait vraiment fait honneur à Sanne, si, elle pouvait bel et bien le dire, avec dignité et compétence, c’est ainsi qu’il avait fait son travail, sans laisser paraître sa propre tristesse. Et il lui avait encore et encore assurée, vous savez, a-t-il dit, il la vouvoyait, ce qui était si inhabituel, mais sans doute une forme de son respect, vous savez, votre sœur, elle m’a tant appris. Je lui dois beaucoup, en effet.

  Elle avait déjà souvent fait le trajet, autrefois. Mais cette fois-ci, tant de choses étaient nouvelles pour elle. Elle voyait comment les gens se vidaient les bouteilles d’eau dans la gorge. Pas de boissons dans les bagages, ça fouillerait, disait-on. Plus tard, elle regretta d’avoir cru cela. L’estomac, oh combien l’estomac était serré ! Et en plus, deux quatre-vingt-dix pour une nouvelle bouteille à bord ! Ils voulaient gagner de l’argent, c’était évident. Mais elle devait faire attention, le voyage, la robe, le repas d’enterrement. L’argent de Sanne n’était pas encore arrivé. Mais tout cela était maintenant derrière elle. À présent, elle était de retour. Le ferry se rapprochait de plus en plus vite de son port d’attache, lui semblait-il, de son port d’attache à elle. À peine le temps de regarder. S’imprégner – oui ! – de ce moment. Elle ferma les yeux et vit encore mieux. Elle entendait le bruit des vagues qui se fendaient sous la proue, le vrombissement des moteurs et les ritournelles que crachaient les haut-parleurs. Bon sang, cette peur du vide ! La mer ne sentait rien. Pas de pourriture, pas de sel, pas d’odeur de poisson. Elle pencha la tête en arrière. Et tandis qu’elle essayait de s’imaginer la ville, de la faire surgir de sa mémoire, la ville qui, pour peu qu’elle la regarde, se dresserait peu à peu devant elle dans le ciel du matin, les mouettes de la veille bavassaient dans son oreille intérieure. Comme elles se jetaient dans le sillage des douze étages en mouvement, s’enfonçant sans cesse dans l’espace aérien. Tellement captivant de les regarder tourbillonner et s’amuser à s’écraser, pour s’envoler aussitôt après en blasphémant et en riant, et recommencer tout le jeu depuis le début. Avec ce son dans le conduit auditif, les lèvres joyeuses, les yeux toujours fermés, elle voyait sa ville étalée dans sa luminosité. Elle voyait les façades, les tours, les bateaux. Les coupoles des deux cathédrales. Un duel. Le blanc contre l’or. Comme le dôme blanc brillait de propreté ! Sobre et fière. Elle n’y allait plus du tout, depuis des années sans doute. Elle n’aimait pas les enclos. Un enfermement qui la mettait mal à l’aise. Comme s’il n’y avait qu’un seul chemin : se ranger dans l’assistance, s’asseoir et puis « clac », fermée la petite porte vers l’allée centrale, on se sentait prisonnier pour l’éternité. Elle préférait aller chez les orthodoxes. Certains jours, quand il y avait peu de monde et que les hordes d’appareils photo n’affluaient pas par la porte de côté, elle aimait prendre l’une des chaises empilées et branlantes, puis écouter le chant lorsque la chorale répétait ou que le sacristain, quel que soit le nom qu’on lui donnait là-bas, passait une bande ou appuyait sur un bouton quelconque. Elle fixait alors le mur de face et la luxuriance des saints en pleine ivresse d’or. Lequel d’entre eux avait dit quoi, prêché quoi ? Elle ne s’y connaissait pas. Mais elle avait besoin des histoires qu’elle pouvait se raconter ici. Toujours ces soumissions. Mais mieux vaut ici que là d’où elle venait. Dans cette ville, dans ce pays, on avait tout de même chassé la domination étrangère, on s’était approprié les temples des autres, de ceux qui se tapaient sur la poitrine. Là-bas, dans son pays d’origine, ils applaudissaient encore l’importation royale. Oui, c’est cela aussi qui faisait de ce coin de terre sa ville, choisie en toute liberté. Ici, on avait fait le ménage, fini le cinéma. Et pourtant, elle préférait les formes ici, chez les Byzantins, elle respirait plus librement sous le spectacle des paillettes que dans la coque austère de la suffisance d’à côté. Non, elle n’avait vraiment plus besoin d’aller à la cathédrale blanche. Quand la célébration de la protestation se figeait en histoires aussi dépouillées que les murs de leurs lieux de culte étaient nus. Elle en avait eu son compte, à dix heures de ferry d’ici, dans son ancienne vie. Et tant qu’à faire, elle préférait aller chez les Allemands, quitte à aller chez les protestants, elle préférait l’original. Se tenir dans l’église vide, juste là, pas loin, au bord du parc de l’Observatoire. Écouter l’organiste jouer. Ou descendre dans la crypte, absorber l’humidité et s’asseoir sur les blocs rocheux, un moment seulement pour sentir la force qui montait d’en bas, puis s’asseoir sur les canapés, ça ressemblait à une MJC là-bas, et feuilleter les livres pour enfants posés sur des étagères. Des livres dont elle ne comprenait pas un mot. Enfin, elle vit, les paupières encore sombres, sa chère Kauppahalli. Pas la vieille du port. Celle d’en haut, à Kallio, à Hakaniemi. Une fois par semaine. À pied depuis Töölö. Une fois tous les huit jours, elle claquait un peu de sa retraite. Elle commençait toujours par le burger au renne. Ensuite, encore des pirogues caréliennes. Et des friandises, elle en changeait à chaque fois. Selon l’envie et l’humeur. La plupart du temps, elle y allait le mercredi. Fallait espérer que ça rouvre vite. Ces travaux, toujours cette attente. Elle pouvait, du moins tant qu’elle n’investissait pas une heure et demie pour sortir de la ville par le train express et rejoindre sa petite maison, s’asseoir sur la terrasse de la villa bleue pour prendre un café et un gâteau, regarder l’eau et écouter les roseaux. Quand aucun train ne toussait sur le pont, on pouvait même distinguer les cris des foulques.

  Le mökki du voisin Laaksonen, au bord du lac, voilà ce qu’elle achèterait avec l’argent de Sanne. Elle n’en avait pas besoin, après tout, elle avait le sien, juste en dessous. Mais le calme, elle en avait besoin. Avec l’argent, elle s’achèterait la tranquillité. Plus de fêtards à côté, enfin. Enfin, ils auraient la baie pour eux, les animaux et elle. Elle n’y garerait que son vélo. Tant pis si la maison tombait en ruine. Et si l’on entendait quelque chose, ce ne serait que les mâchoires des élans.

Il y eut un choc et elle trébucha. Le ferry. Le mur du quai. Un coup de vent sans doute juste avant le contact. Elle ouvrit les yeux. Devant elle, la haute paroi de verre du terminal. Transparente. Mais rien à voir.

© Stephan Weitzel, 2022