Qu’on ne me reproche pas d’être prolixe dans les détails, c’est la manière des voyageurs.
Xavier de Maistre, Voyage autour de ma chambre
La musique commence là où s’arrêtent les possibilités du langage.
Jean Sibelius
sinnikkyys – ou la persévérance du désir de rencontre
Disons que je m’appelle Sasha, ce sera mieux pour tout le monde, mettons-nous d’accord sur cela. Je suis parti ce matin, j’ai pris la route. Enfin, les rails. Mais ça, ça ne se dit pas. Je me suis lancé ? Non plus. On croirait que je voulais en finir, alors que je ne brûle que pour commencer, pour arriver. Là, je suis dans le train. Juste m’élancer, je ne parle même pas de… de… enfin, laissons cela. Il n’avance d’ailleurs pas bien vite, le train, dans ce pays au cœur du continent. Trop dense pour être fluide. Un cœur trop gras et trop maigre à la fois. Faut le faire.
Y envoyer un autre. Le faire vivre par les mots ce que je compte vivre moi. Voilà un début de roman, une scène possible qui m’a saisi. Helsinki, cette découverte à venir. Ne pas parler comme « je ». Mais est-ce vraiment possible ? Faire œuvre plutôt que témoigner… Non pas blog, mais fiction…
Rendez-vous est pris. Nous allons nous voir à Helsinki, le premier vendredi de septembre, à midi et demi. Il m’a fallu sortir mon vieil atlas. Quand je suis chez moi, je préfère ce papier rance qui sent l’école, et le temps perdu. L’écran et son luisant, ça ne ferait pas l’affaire. La capitale du nord avait son propre encadré sur la page dédiée à la Finlande, ce qui m’a surpris, je ne sais pourquoi. Je n’ai aucun souvenir d’avoir appris quelque chose sur cette ville, ni sur ce pays mitraillé de taches bleues. Le centre-ville, sur cette carte, s’affichait avec trop peu de détails. Il ne me restait rien d’autre à faire que d’ouvrir toutefois le clapet argenté qui referme ce champ de pixels, et de zoomer un bon coup. La voilà, la placette, nichée entre les immeubles, près de Laivastokatu, juste derrière la mer. Midi et demi. J’y serai.
Le temps jusque-là va se dévorer tout seul, et moi, je n’ai rien d’autre à lui jeter en pâture que ma disponibilité. Sur la fenêtre du train, des gouttelettes de poussière séchée. Je regarde le monde par cette croûte écrue. Dans la plaine, c’est d’abord un vaste ennui vert jusqu’à Copenhague. Ensuite, l’aventure commence.
Comment alors – moi ou mon protagoniste – s’imaginer cette aventure ? Pour vivre quelque chose, il faut bien partir, à un moment ou un autre. Soit on prend ses jambes à son cou et on se lance, soit on ouvre les vannes de son imagination. Partir, il le faut bien. Il le faut même si bien que parfois, au fond de notre fauteuil, nous nous accrochons au motif familier de l’accoudoir. Ah qu’il est doux, ce tissu. Rassurant. Réconfortant. Mais le confort, il est à la conscience ce que la goutte est au pétale de rose. D’abord, à l’aube, c’est beau et rafraîchissant, mais sous la lumière grandissante du jour, la perle s’évapore ou pire, elle laisse une tache de brûlure.
Depuis le lointain, astreint à ne pas encore pouvoir m’en aller, il ne me reste, pour mise en bouche, que l’imaginaire, ou encore la lecture, les films, la musique. Helsinki… La Finlande… Le grand Nord à l’Est, et à l’Ouest du nouveau rideau de perles idéo-logiques. Les livres m’apprennent les chiffres, les statistiques, les films me remplissent les yeux d’images prémâchées, les sons se faufilent pour me bercer l’oreille, ou la percer. Mais tout cela ne remplace pas le vécu, moins encore la fantaisie. Il en est comme d’une annonce de rencontre : elle fait abstraction de l’essentiel, elle n’est qu’abstraction elle-même. Pas d’odeur, pas de toucher. L’essentiel manque. Donc, vive l’arsenal des suppositions, des techniques de conception. Je me brosse mon propre Helsinki. Le vent effleure l’écume. L’air caresse les cheveux, la Mannerheimintie est balayée, les immeubles tremblent. Le chat noir poursuit le merle tombé du nid. Les arbres ne tiennent plus leurs promesses. Soupe au saumon et verre soufflé, écueil d’écailles. Le tram retentit au carrefour de Helsinginkatu et Hämeentie, vide, lumières baissées. Chenille de chitine. Puis Helsinki, voilà l’autre vent qui souffle, l’Acte final. Nous faut-il un nouveau Kekkonen, faudrait-il un Helsinki 2.0 ?
L’aventure, elle me fait éviter l’eau. Trop de ferraille qui flotte. Je reste rivé sur l’autre fer, les rails. Copenhague – Stockholm – Umeå – Oulu – pour arriver à bon port, ni par les eaux ni par les airs. Helsingin päärautatieasema. Voilà ce qui est prévu. Mais qui peut encore prévoir des choses ? Un rendez-vous dans deux semaines, mais quelle folie ! Aucune idée ce qui m’attend. Moi, je n’attends rien, j’y vais. J’y vais carrément, la tête en avant. Comme une essence, comme une naissance.
Naître, le voyage nous le fait vivre. Lessiver les sens, les mettre à sécher sur la corde raide de notre conscience. Non pas pour les exténuer, plutôt pour avoir de quoi se mettre, quelque chose de propre, de frais, avant d’affronter le monde. Non, avant de l’accueillir, car c’est à nous, c’est à moi à présent, de le laisser entrer, bien plus que le contraire. Le monde n’a pas à vouloir de nous, il est là, nous sommes là, voilà tout. Le monde naît, le monde n’est qu’en nous.
En attendant d’y être, je cherche en moi la rive rocheuse et les rondeurs des deux cathédrales, les saveurs de réglisse autant que le calme animé de Oodi, cette ode, cet audre temple à la gloire des mots. Gloire et glaire et glaive. Tranchant, chacun, dans son écart. Et chacun une promesse.
© Stephan Weitzel, 2022