Suomenlinna et l’Histoire si vaste
Foi, peur et haine, ces trois émotions sont ce qui permet à l’homme de déplacer des montagnes. Et c’est aussi l’avidité. À Suomenlinna (« château fort finlandais »), anciennement Sveaborg (« château fort suédois »), anciennement Viapori et Falaises aux loups, les Suédois, les Russes et les Finlandais ont creusé et taillé la roche, l’ont empilée et façonnée en voûtes. Les Français et les Anglais l’ont brisée, comme les Russes avant eux. Tout en granit, l’archipel est aussi un cristal ; l’histoire finlandaise – et européenne – se cristallise dans la pierre.
Si nous nous promenons si joyeusement (ou d’un air absent ?) sur les vestiges, c’est parce que nous pensons l’histoire terminée, que nous voulons croire que cette partie de l’histoire – du moins celle-ci – est terminée. C’est la seule raison pour laquelle nous laissons les enfants chevaucher les canons, c’est pour cela que nous posons pour des photos devant l’arsenal de destruction qui s’est tu. Il ne viendrait à personne l’idée de faire ramper les petites jambes des enfants sur la crosse du canon qui a chauffé, sur celui qui détruit aujourd’hui nos certitudes et la vie des autres. Le conflit doit être froid pour que nous puissions intégrer son héritage de manière ludique, entre le petit-déjeuner et le shopping, entre la promenade en bateau et le concert du soir.
Avec toutes les grosses têtes et les bien plus grosses calculettes qui recouvrent aujourd’hui la croûte terrestre : quelqu’un a-t-il déjà calculé les énergies que nous perdons à jamais en gaspillant notre cerveau et notre force musculaire, en brûlant notre temps de vie pour maintenir vitales et toujours prêtes l’attaque et la défense ? Dans un monde de chiffres où la réparation de ce qui est délabré – qu’il s’agisse d’une voiture accidentée ou d’un corps pourri – est prise en compte dans l’indicateur de richesse, l’idée est séduisante.
Pour illustrer ce propos, voici une construction plus proche de nous dans le temps que l’ancienne forteresse maritime de Suomenlinna au large d’Helsinki : le mur de Berlin et les installations frontalières interallemandes. Cet autre rempart, bien qu’érigé pour l’éternité idéologique, n’a même pas tenu trente ans, il n’a pas résisté aux tempêtes. Aux tempêtes et à la brise, d’abord légère, qui a annoncé les temps nouveaux. Tous ces efforts, toutes ces souffrances pour finalement n’obtenir que… l’évanescence ? Ne serions-nous pas mieux inspirés, où que nous vivions, de faire les comptes à l’envers et de nous épargner l’effort en cultivant chacun notre propre jardin, en balayant tout un chacun devant – et surtout derrière ! – sa propre porte au lieu de lorgner du côté du voisin et de son lopin de terre ? Si seulement la vie était un calcul ! Au lieu de cela, elle bouillonne et gronde, imprévisible puisque nous ne voulons pas bien la regarder ; inéluctable parce que nous n’agissons pas, mais la laissons se produire.
C’est sourdement que les vagues se jetaient contre les rochers. L’herbe mousseuse se débattait dans le vent. En silence, les hommes posaient pierre sur pierre. Les murs grandissaient, la Suède était grande et bientôt, elle serait debout, la nouvelle forteresse. Quel triste tas de granit au milieu de la mer, et ce satané sifflement autour des oreilles. Même la paillasse, oui, les latrines étaient encore plus supportables. Chaque matin, avant le jour, les coups partaient. Ça crie et ça cogne, du métal contre de la pierre, des voix déchirées par le vent, des ordres, des plaintes, des lamentations. Emportés vers la mer. Envolés, soufflés. Les poux dans les bottes, la puanteur. Les crampes dans l’estomac. La paille, les lits de camp. Les chants des hommes le soir, la nostalgie du pays, des braillements bientôt. Les fûts vidés. Ils étaient quelques milliers maintenant, s’était vanté le capitaine, et il en viendrait encore d’autres. Le commandement de l’armée rassemblait les soldats dans le pays, les envoyait à Sveaborg, ils n’avaient qu’à se cogner sur les mains jusqu’au sang, là dehors, loin à l’est, ils n’avaient qu’à y crever. Heureusement qu’il y avait la Finlande, cette bande épaisse qui protégeait la patrie. Une forteresse, voilà ce qu’elle devait devenir, l’île-rocher. La défense ! Il ne fallait pas plaisanter avec ça.
Car l’ennemi souriait.
Les guerres russo-suédoises se sont déroulées sur le territoire finlandais. Suite à une nouvelle délimitation des frontières en 1743, les forteresses défensives de la partie finlandaise de la Suède revinrent à la Russie. L’empire suédois était tout nu. D’autant plus menaçant qu’au début du siècle, la nouvelle ville impériale du tsar-charpentier Pierre, Saint-Pétersbourg, avait surgi du sol marécageux à l’extrême est de la mer Baltique. Devant elle, la base navale de Kronstadt. La stratégie suédoise a ensuite consisté à protéger le nouveau flanc est, c’est-à-dire le territoire finlandais, par de nouvelles forteresses et flottes. En cas d’attaque, ainsi allait l’ancien raisonnement, il resterait du temps pour envoyer des troupes du cœur du pays en soutien vers l’est. La Finlande, pour les Suédois : toujours une zone de déformation en cas de choc.
Le nouveau bastion principal devait être construit sur la terre ferme : Helsinki. Les troupes de soutien pourraient débarquer dans son port. Sveaborg, l’ouvrage de défense sur l’archipel au large, allait servir à protéger le port naissant. La seule voie d’accès navigable vers la côte passait par les îles. L’endroit idéal sur le plan stratégique, un défi sur le plan logistique. Rien que du granit et de l’herbe. Les matériaux de construction, le bois et les outils, la nourriture et les vêtements, tout devait être acheminé par bateau, tous les trajets étaient pénibles.
La ville d’Helsinki est donc d’origine militaire. Elle était petite, à l’époque, un tas de maisons bricolées, des volailles errantes, une couvée hurlante, à peine quinze cents âmes. Le lieutenant-colonel Ehrensvärd, envoyé depuis Stockholm et chargé de l’organisation et de la surveillance des travaux de fortification sur terre et sur les îles, ne pouvait alors pas compter sur le soutien d’Helsinki. Il dut d’abord consacrer du temps, un temps précieux, à la construction d’ateliers et de logements provisoires pour les soldats détachés, les travailleurs forcés – prisonniers et sans-abri – et les spécialistes recrutés, à qui l’on promettait de payer grassement chaque heure supplémentaire. La saison de travail s’étendait du printemps à l’automne. En hiver, lorsque la mer était gelée, il n’était pas question de continuer à construire. Sur les formations rocheuses exposées aux vents violents, Ehrensvärd, s’inspirant des travaux de Vauban, s’est servi de ces conditions pour dissimuler la majeure partie des bastions sous la roche et les utiliser, sans les remblayer, sous forme de casemates comme entrepôts et ateliers accessibles. Les murs et les bastions s’étendant sur plus de six kilomètres. En même temps, s’est formée peu à peu une petite cité avec des ruelles et des places, c’étaient des constructions en briques et en bois, des habitations et des bâtiments de service. Plus tard a été ajoutée une cale sèche pour la création et l’entretien d’une propre flotte côtière. Une place baroque, inspirée de la place Vendôme qui s’appelait alors la place Louis-le-Grand, n’a été réalisée qu’en partie. Bientôt, il y eut bien plus d’habitants à Sveaborg qu’à Helsinki.
Quatre ans, voilà le temps qu’on estimait pour réaliser les travaux, ça allait cogner et résonner, rouler et pétarder, scier et s’empiler. Il leur en fallait quarante. Le projet de construction le plus vaste et le plus coûteux que la Suède se soit offert jusque-là, dit-on. Mais les Suédois ne sont pas seuls. La France prendra en charge une grande partie des coûts. C’est avec méfiance et crainte que l’on voit à l’ouest l’empire tsariste s’ériger en puissance continentale, notamment dans la région de la Baltique. Aider la Suède à construire une forteresse défensive proche de la Russie est donc dans l’intérêt français de préserver sa propre suprématie. Nous-mêmes, plus de deux siècles et demi plus tard, nous pouvons bien nous reconnaître dans une telle intention – si nous le voulons bien.
La forteresse de Sveaborg, bien que bombardée à plusieurs reprises, n’a jamais vraiment servi. Ou plutôt, elle n’a jamais rempli son rôle de défense. Particulièrement pas en 1808, lorsque les troupes russes ont pris Helsinki par la terre et non par la mer et que la forteresse sur les îles s’est rendue sans combat après un bref bombardement. Suite à cette guerre, la Suède a perdu la Finlande au profit de la Russie en 1809, aussi parce que Napoléon s’était accommodé de cette résolution de conflit par un accord supplémentaire secret conclu avec le tsar Alexandre Ier lors de la paix de Tilsit. La Finlande obtint le statut de grand-duché semi-autonome sous contrôle russo-tsariste, avec l’assurance de quelques privilèges. La forteresse insulaire servit dès lors aux Russes, en direction exactement inverse, pour protéger Saint-Pétersbourg et devint un port de guerre de la flotte russe de la mer Baltique.
Les bombardements de la forteresse pendant la guerre de Crimée au milieu du XIXe siècle illustrent la folie de la guerre et de l’impératif suprême de la défense ou de la conquête de sphères d’influence. Même si ce conflit tire son nom de la péninsule de la mer Noire et des attaques de la Russie contre l’Empire ottoman, des combats ont également été menés par les alliés des Turcs, l’Angleterre et la France, contre l’empire tsariste dans la mer Baltique, afin d’affaiblir la flotte de guerre russe et de la cantonner dans l’espace baltique – mais aussi pour anticiper une alliance nordique. Des navires de guerre anglais et français bombardèrent alors la forteresse suédoise de Sveaborg, c’est-à-dire les constructions que la France avait contribué à financer pendant de longues années avec des sommes colossales. Les armes utilisées depuis les navires étaient neuves et bien supérieures à la technique d’armement obsolète des canons non entretenus sur l’île. Les forces alliées purent infliger de gros dégâts aux fortifications à une distance sûre, durant près de deux jours et deux nuits – avec bien 21 000 projectiles – sans jamais pouvoir être touchées depuis l’île. Après le combat, les assaillants sont repartis, voiles déployées, en direction de Kronstadt.
Le Danemark, la Suède et la Prusse n’avaient pas pu empêcher le bombardement par les Alliés de plusieurs possessions russes dans la région de la Baltique. Leur tactique : se référer au principe de la neutralité armée pour ne pas mettre en danger leur commerce avec la Russie. Une danse sur la corde raide qui, même sur la scène diplomatique du XXIe siècle pas si jeune, peut rapidement se transformer en un piétinement rétif sur un terrain glissant – ou sur une mince couche de glace.
Pendant la Première Guerre mondiale, l’ancienne cale sèche a été remise en état et remise en service pour la flotte russe. Celle qui a pu profiter de l’installation dont les travaux étaient presque terminés avant la fin de la guerre, c’est la Finlande qui a obtenu son indépendance en coupant les ponts avec la Russie affaiblie et révolutionnaire, après plus d’un siècle de domination. Pour la première fois depuis le XIIe siècle et l’époque des Vikings, après la domination suédoise et russe, le pays et son peuple étaient responsables de leur propre destin.
De même qu’un ennemi extérieur a souvent un effet fédérateur à l’intérieur, sa disparition signifie volontiers que les conflits intérieurs s’enflamment. La guerre civile finlandaise qui a duré près de quatre mois, juste après l’indépendance en 1917, fait peser une lourde hypothèque sur la jeune histoire nationale du pays. Les Rouges et les Blancs s’affrontent dans des combats acharnés. La division allemande de la Baltique de l’empire wilhelmien s’empare d’abord d’Helsinki, puis de Sveaborg. Les Blancs du général Mannerheim, soutenus par l’Allemagne, en bref les forces bourgeoises, l’emportent sur les Rouges, essentiellement des ouvriers inspirés par la révolution socialiste russe. Sveaborg, le château fort suédois, devient Suomenlinna, le château fort finlandais, dans le cadre de l’affirmation nationale. Les Blancs victorieux y enferment quelques milliers de Rouges dans un camp de prisonniers. La faim et les épidémies font que la forteresse, maintenant qu’elle est pour la première fois entre les mains des Finlandais et que toutes les puissances étrangères ont été chassées avec succès, connaît une lutte d’une tout autre nature.
L’armée finlandaise, qui utilisera les fortifications de diverses manières à partir de la fin de la guerre civile, construira des avions en cale sèche dans les années vingt et trente et y installera des sous-marins. Pendant la Seconde Guerre mondiale, les îles servent de défense antiaérienne. Elles ne sont bombardées qu’une seule fois par des avions russes et ne subissent que peu de dégâts.
En 1973, l’armée abandonne les îles, à l’exception de l’école militaire qui y est encore installée. Depuis, Suomenlinna est devenue l’une des destinations touristiques les plus prisées du pays. Environ 850 personnes vivent aujourd’hui dans ce quartier indépendant d’Helsinki. En 1991, les fortifications ont été inscrites par l’UNESCO sur la liste du patrimoine mondial de l’humanité.
Alors : « tout est UNESCO qui finit bien » ? Même si les cloches de la paix ont sonné depuis longtemps pour les îles, un regard sur l’histoire de ce rocher dans la houle montre justement que rien n’est plus durable que le changement. L’eau de mer lèche ses flancs depuis des milliers d’années et le recouvre de glace en hiver. Mais ni l’érosion ni les marées n’ont façonné son apparence et son essence de manière aussi radicale que l’homme a pu le faire en beaucoup moins de temps. Le granit est aussi fragile qu’un cristal. Lorsqu’il est exposé à l’homme et à ses croyances, à sa peur et à sa haine. Et à son avidité.
© Stephan Weitzel, 2022